"Le Boulet"
Un vieux professeur de l'école des guides à Chamonix nous avait prévenu sur un ton abrupt :
Dans tous groupes de clients il y a un boulet ! (Comprendre une personne qui va se distinguer au point de gêner ou ralentir la progression du groupe). A cette époque j'avais été alerté par cette affirmation qui, autorité oblige, résonnait telle une loi immuable et universelle. Toutefois au fil des ans, j'ai pu constater que ce concept douteux pouvait non seulement se vérifier en fonction de son humeur mais était également beaucoup plus complexe que de prime abord. Tout d'abord il faut préciser que le boulet n'a pas d'âge, ni de sexe et qu'il est capable de surgir à tous moments, dans n'importe quelles situations.
Le statut de boulet s'acquiert avec l'assentiment d'un groupe donné. En préambule d'un séjour se dégage naturellement un participant, généralement peu sûr de lui, s'excusant presque d'être celui qui risque de ralentir le groupe.
Mais attention un boulet peut en cacher un autre ! Après seulement une ou deux incartades qui prendront des formes aussi diverses que la perte des clefs de voiture, la casse d'un matériel peu adapté, une forme physique ou /et une technique défaillante, le groupe décernera au plus méritants des prétendants, le statut de boulet. Cette nomination est soutenue à chaque forfait, par quelques regards croisés et las, appuyé par un " Oh le boulet..." plus soufflé que clairement exprimé.
Toutefois, et c'est la richesse de cette idée qui s'oppose à celle du bouc émissaire, la malédiction du boulet est un jeu de rôle qui change de visage.
Au cours de plusieurs séjours, j'ai vu ainsi le boulet s'incarner dans plusieurs personnes et de façon parfaitement démocratique décrocher la palme de la victime du jour. Si ce vieux professeur d'alpinisme pouvait m'écouter encore je lui raconterais qu'un jour, au sein d'un groupe fort rapide et affûté, je n'ai pas distingué l'intrus immédiatement.
La journée avait mal commencé pour moi car pour une stupide histoire de DVA aux piles usagées, je faisais perdre 30 minutes au groupe.
Après quelques heures de montée en altitude, j'étais pris de sueurs et de nausées, une intoxication alimentaire sûrement, m'obligeant à m'arrêter à plusieurs reprises. La gentillesse et la patience du groupe à mon égard était devenue presque gênante. A mi parcours l'angoisse et la question lancinante me tenaillait : "Etais-je devenu à mon tour un boulet ?"
L'énergie que je fournis pour me hisser au sommet fut telle que mon attitude était pitoyable et mes gestes désorganisés.
Lors d'une manipulation de matériel, un de mes skis manque de dévaler la pente. Heureusement je me précipite et le rattrape in extremis, évitant une glissade de plus de mille mètres de dénivelé. Alors que personne semblait n'avoir remarqué la manœuvre d'urgence, un des plus jeune du groupe, à peine transpirant de sa montée, lance : "Décidément t'es un boulet aujourd'hui !", déclenchant le rire autour de moi. Incapable de répondre, je ressens à ce moment là, la solitude infini de tous les boulets. Petit morveu !
Avec la rage du type prit en flagrant délit, je rechausse un peu trop violemment mes skis et...casse un élément de ma fixation.
Hébété, je constate les débris de la pièce plastique soit disant incassable. Plusieurs heures de marche dans la neige profonde auront été nécessaire pour implorer le pardon et exprimer mes regrets éternels envers tous les boulets du monde.
Christophe Kern 2021
Extrait de "Mon guide est un type formidable"